vendredi 15 décembre 2023

Colette - le carrefour des désirs brisés


    Paris, XXe siècle. Dans l'air, de lourds effluves de parfum bon marché agressent chacun de vos sens dans une ruelle faiblement éclairée, habitée par les rires racoleurs des femmes qui tentent de vous faire entrer dans leur établissement. Vos pas vous mènent à l'un de ces bordels, Les nuits de l'oeuf et, accoudée à l'enseigne défraîchie, une employée vous y observe de ses yeux sombres dans lesquels brillent une féroce intelligence. Il s'agit de Colette, une femme à la fois libre et esseulée, et si vous prenez le temps de l'écouter, son histoire pourrait bien vous inspirer les plus belles et torturées lignes de Littérature... 

    Après la ressortie inespérée mais plus que bienvenue de l'excellent Sakuran de la même autrice, les éditions Pika continuent sur leur bonne lancée en publiant l'un des derniers mangas de Moyoco Anno, à savoir le Colette - mémoires d'une maison closedont il est question dans cet article. L'annonce de ce beau bébé de plus de 500 pages m'a transportée de joie, car j'avais déjà lu il y a quelques années les premiers chapitres de ce manga sulfureux et ô combien obsédant. Armez-vous d'une boisson chaude et prenez une pose confortable, j'ai beaucoup de bonnes choses à dire sur l'une des meilleures parution manga -si ce n'est la meilleure, de l'année !

    Colette est une jeune femme qui travaille dans une des plus célèbres maisons closes de Paris. Cet établissement, qui a pour particularité d'assouvir les désirs les plus extravagants de tous ses clients, est habité par des femmes aux rêves désincarnés qui luttent pour trouver un sens à leur vie. Pour Colette, sa seule source d'espoir se trouve dans les bras de Léon, son amant qui lui promet de racheter un jour sa liberté. Mais, bientôt, elle va se trouver forcée de trouver un nouveau sens à sa vie, loin des différents hommes qui tentent de la lui définir. 

    Nul besoin de préciser que dans un tel contexte, les perversités des clients sont dévoilés sans fards. Dans cet endroit où le temps semble s'arrêter, les clients ; souvent des hommes de bonne famille que l'on imagine à mille lieux de nourrir de telles pensées, laissent ainsi parler des facettes étonnantes et semblent se libérer du poids et des exigences morales de la société bien pensante aristocratique. Que les fantasmes de ces messieurs nous paraissent malsains, extravagants ou carrément nocifs, j'ai apprécié le fait que Moyoco Anno laisse au lecteur le soin de se faire son propre jugement en tenant un discours neutre. Allant plus loin encore dans sa démarche, l'autrice en tire une véritable réflexion passionnante sur la perversité de l'Homme. Qu'est-ce qui fait qu'un désir soit plus dégradant qu'un autre ? Les pervers, ces hommes si passionnés qu'ils parviennent à matérialiser leurs rêves, ne sont-ils pas, en un sens, à admirer ? Que l'on adhère ou pas au pratiques décrites, l'autrice interroge sur la normalité et le courage qu'il faut pour verbaliser l'hors norme. De nombreux portraits variés et inspirés se croisent donc en ces pages et si les clients restent ce qu'ils sont - des hommes étranges, parfois malsains, mais surtout seulement de passage, il était intéressant de deviner les motivations qui les poussaient à aller dans un tel établissement.

    Utilisant délicieusement toute la perspicacité de son écriture, Moyoco Anno dessine merveilleusement ce bordel dans lequel on sent toutes les effluves et l'on entend tous les cris -de plaisirs comme d'une colère trop longtemps contenue. Il y règne une agitation permanente, l'atmosphère y semble lourdement fardée, peut-être pour dissimuler le parfum trop fort de désespoir. Si toutes les travailleuses paraissent pleinement consciente de la cage dont elles sont prisonnières, elles s'accrochent toutes malgré elles à un espoir qui semble, pour le lecteur, bien peu prometteur. Mais ces miettes sont ce qui les fait tenir et rend les personnages tous très attachants. La galerie est variée et si, comme dans tout rassemblent humain, des rivalités et jalousies entachent le tableau, il subsiste une très belle sororité, notamment entre Colette et ses plus proches collègues. J'ai adoré ces dernières, que la douleur sous-jacente rapprochait. Mignot permet par exemple l'arrivée de scènes plus légères, plus digestes, tout en se montrant très touchante à certains passages. La fatalité qui les possèdent toutes a quelque chose de très triste pour le lecteur qui est frontalement confronté à cette opposition entre les désirs assouvis des clients et ce désespoir permanent pour les prostituées qui ont si peu en leur possession qu'elles n'ont plus rien à perdre. L'autrice illustre cela de façon très intelligente, avec une description des fantasmes masculins prenant beaucoup de place sur la page, tandis que les rêves et attachements de ces femmes paraissent minuscules (les petites boites qui contiennent toutes leurs possessions), parfois illusoires avec le personnage de Carmen qui rêve de revoir un amant dont on doute de l'existence réelle. Elles semblent alors devenir actrices de leur propre vie, dépossédée d'humanité tandis que les corps et scènes d'intimité s'enchainent sans aucune passion. Dans cet échange de services, les femmes se mettent entre parenthèses et s'oublient pour mieux préserver leur santé mentale, un élément qui est traité avec beaucoup d'humanité à travers le personnage de Carmen, qui se perd dans ses fantaisies et vit clairement très mal sa situation. 

    Ce qui parait sauver ces âmes meurtries reste donc les liens humains entre même sexe, voire des relations physiques entre elles. Les scènes liant Ivy et Colette paraissent ainsi libératrices dans un ouvrage où l'intimité éclate de façon brutale et contrôlée. Leurs instants partagés paraissent ainsi doux et l'on ressent vraiment l'envie qu'ils se prolongent. L'autrice a parfaitement réussi à maitriser ce changement de ton, qui est très visible en comparaison avec le reste de ce qu'elle dépeint. Sans nier l'apport des hommes dans leur vie, l'autrice nous montre une société qui résonne avec la lectrice, où les femmes sont davantage libres entre elles. C'est une image qui varie en fonction des différentes étapes dans la vie de Colette et elle est ainsi mouvante dans le même temps que nos réflexions. 

     Voici le contexte posé, maintenant, je pense qu'il est temps que l'on aborde la question de Colette, ne croyez-vous pas ? Provinciale tombée dans le piège du luxe du Paris de la belle époque ainsi que dans celui des hommes et de leur amour de la chair, Colette est une héroïne passionnante, qui brille dans toute son ambivalence. Sa relation toxique avec Léon, son premier amant, la place d'abord dans une position de victime mais rapidement, le lecteur se rend compte qu'elle est en même temps consciente de son sort et pleinement maitresse de son destin. Si elle s'est vendue pour subvenir aux besoins de Léon, c'est de son plein gré qu'elle est venue à cette conclusion tant et si bien que, des années plus tard et la Passion amenuisée, la jeune femme ne sait plus où se positionner. Elle qui se figure son environnement comme une grande pièce de théâtre dans laquelle elle jouerait un rôle bien précis, voit son horizon changer le jour où Léon l'abandonne subitement. Par le concours d'un de ses clients, dont on reparlera plus tard, Colette voit de nouvelles portes s'ouvrir devant elle et commence alors un passionnant voyage interne au bout duquel elle espère se trouver. De toutes les héroïnes de Moyoco Anno, Colette est rapidement devenue ma préférée. Sensible et désabusée, c'est une femme de son époque, victime de la perversité des hommes comme de ses propres vices et faiblesse dans une société patriarcale où l'argent domine tout. J'ai beaucoup aimé la voir s'épanouir et trouver une lumière à laquelle s'accrocher, tant et si bien que la conclusion m'a peinée car je n'avais pas envie de la laisser partir. Peut-être que, moi aussi, j'étais sous le charme de sa coupe à la garçonne et de ses manières détachées.

       Même si en tant qu'individu normalement constitué, il est difficile de ne pas haïr Léon, je trouve que c'est un personnage merveilleusement bien écrit. Pathétique et fainéant, il profite de la richesse des femmes qui l'entourent jusqu'à les vider de leur sang. Vampire métaphorique, le jeune homme possède dans le même temps une beauté et un flegme captivant. Le lecteur comprends aisément l'attirance que Colette éprouve pour lui, tout en le trouvant viscéralement répugnant. J'ai beaucoup aimé le chapitre qui s'intéresse davantage à son enfance, qui tente d'expliquer ce qui l'a poussé à vouloir les regards se tourner vers lui. Mais il n'en reste une très bonne description d'un homme manipulateur et narcissique comme il en existe malheureusement tant. À mes yeux, Léon reste tout du long une énigme que je ne suis pas sure d'avoir vraiment envie de décoder. En parallèle, Nana, la prostituée de luxe qui l'accompagne parfois, a été un excellent mystère que j'ai adoré tenter de décoder. Se jouant de lui comme il l'a fait à tant de femmes, on sent clairement qu'elle a l'ascendant sur Léon et c'est jouissif pour le lecteur de voir les choses se tourner contre lui de cette façon. Belle et terriblement intelligente, Nana (dont le nom est probablement inspirée de celui de l'héroïne du roman éponyme de Zola), affole le cœur faible des hommes et profite totalement de sa situation, de la même manière que Léon auparavant. J'ai beaucoup aimé cette héroïne captivante et si différente de Colette. J'avais même envie d'en lire beaucoup plus à son sujet.

    Parmi les clients réguliers de Colette se trouve Sakae, un jeune étranger qui va la pousser sans trop y réfléchir à écrire sur sa vie. Perdue dans les mots qui débordent de sa bouche trop longtemps maintenue close, Colette commence à narrer son quotidien, puis finit par y trouver un sens plus profond. Véritable délivrance à un quotidien trop dur à supporter, l'écriture apparait comme salvatrice. En mettant des mots sur la violence omniprésente qui l'entoure, Colette finira par trouver sa voie et envisager un futur plus radieux. L'écriture comme échappatoire aux douleurs et porte d'entrée d'un monde sans entraves, c'est une idée qui m'a charmée. J'ai toujours un faible pour ce genre de déclaration d'amour aux mots, aussi est-ce un des aspects que j'ai le plus aimé de ma lecture. Dans l'ensemble, l'ouvrage est très référencé avec la mention de nombreux écrivains français de l'époque et de thèmes populaires, ce qui permet une immersion complète. Colette elle-même tire son nom et quelques traits de caractère à l'écrivaine éponyme qui a vécu dans le Paris de la Belle Époque. 

    Préparez-vous à être émerveillé(e) en ouvrant ce livre rempli de beauté et de sensibilité. Moyoco Anno signe ici son chef d'œuvre graphique le plus abouti et organise ses planches comme des compositions florales réfléchies pour sublimer l'ensemble le plus possible. L'autrice est ici en pleine possession de son médium dans un mélange entre pudeur et choc parfaitement utilisé pour tour à tour déranger, puis fasciner. Je trouve que l'autrice a énormément évolué dans la globalité sur son dessin, qui est vraiment somptueux et très expressif. On sent qu'elle s'amuse à croquer ces femmes (magnifiquement) peu vêtues dans des lingeries délicates et forcément très sensuelles sous sa plume. J'ai adoré les détails floraux et dentelles se cachant dans la pliure du livre afin de ne pas casser la composition de la planche et faciliter ainsi la lecture. C'est un détail intelligent et très joli, pour ne rien gâcher.

    L'ouvrage se positionne sur les standards de la collection Graphic et est plutôt joli. Le grand format est très appréciable pour apprécier au mieux le trait délicat de l'autrice et le livre est plutôt solide. 

    À la fois délicat et bouleversant, le nouveau chef d'œuvre de Moyoco Anno est un indispensable de cette fin d'année. Elle écrit avec merveilles et cynisme le quotidien d'une femme enfermée dans sa condition féminine, aspirant à connaître la raison de son existence. Je serai pendant longtemps hantée par les regards sensuels de cette fabuleuse héroïne et, tout comme avec le merveilleux Sakuran, je risque bien de flâner entre ces pages pendant longtemps.

Colette - mémoires d'une maison close, volume unique


Titre vo : 鼻下長紳士回顧録

Scénario : ANNO Moyoco

Dessin : ANNO Moyoco

Éditeur : Pika

Collection : Graphic

Traducteur : Jacques Lalloz

Publication vo : novembre 2013 à mars 2018

Publication fr : novembre 2023

Prix unitaire : 25€00 

 

Un grand merci aux éditions Pika pour m'avoir permis de découvrir ce merveilleux titre ! Merci beaucoup de m'avoir lue jusqu'au bout et à bientôt !

Roseline 🍵

2 commentaires:

  1. Magnifique article pour un manga qui l'est tout autant. Rien que l'introduction met dans l'ambiance. Colette est une œuvre que j'adore, peut-être ma préférée de Moyoco Anno. Elle dessine les vices avec une telle élégance qu'il est difficile de ne pas être subjugué. D'autant plus que cela sert un propos sur le rapport entre la fascination et la liberté d'un point de vue féminin.

    Il y a de nombreuses références littéraires dans le manga alors Nana doit faire écho à Zola. Mais pour ma part j'ai immédiatement pensé à l'héroïne du film Vivre sa vie, qui a servi de référence à Kyoko Okazaki pour Pink. Et comme Moyoco Anno est une disciple de Kyoko Okazaki... Bref, je trouve un lien passionnant entre les bibliographies de ces deux autrices qui se répondent à merveille.

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    1. Merci infiniment pour ton commentaire 💕 Tu as raison et je trouve que c'est la première fois que Moyoco Anno écrit aussi bien sur ces rapports extrêmement fins. Je ne connais sûrement pas assez bien l'oeuvre de Kyoko Okazaki ni ce film dont tu parles pour en faire le rapprochement. En tout cas, cela donne réellement envie d'approfondir le sujet, d'autant plus que Pink figure aisément parmi mes lectures favorites.

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